"Chaque matin Livia part très tôt en s'efforçant de ne pas me réveiller. Pourtant j'entends son pas léger dans l'escalier, le bruit de la porte qui se referme, le claquement du portail.
J'essaie de me rendormir, de dormir le plus longtemps possible. Les journées sont trop longues. Je ne sors presque plus. Je redoute la lumière et la chaleur.
Ensuite, invariablement, c'est ici que je me retrouve, assise à la table de Carl. Je tape quelques mots.
Au début, j'ai écrit dans l'espoir de démasquer Livia, de débusquer ses mensonges. J'ai voulu ensuite remonter plus haut, jusqu'à ce jour où j'ai appris la mort de Carl, reprendre, mais éveillée, la route, de cet instant à aujourd'hui, qu'il me semble n'avoir parcourue qu'en rêve, dans les cahots du sommeil et de la nuit. J'ai découvert que la mémoire ne s'épaissit pas en empilant les souvenirs, en déposant le dernier venu sur la pile des autres demeurés intacts. Non, chaque souvenir s'inscrit au coeur de celui qui le précède en l'élargissant et en le modifiant.
Les oiseaux de Carl tournoient reliés par des fils invisibles. Quand ils s'approchent, s'éloignent, ils se réduisent à un mince trait noir, mais quand ils virent, leurs corps inclinés ont la forme d'une croix.
Ils se frôlent, se séparent, s'entrecroisent et, d'un coup, se laissent tomber, comme des pierres, à travers le ciel.
Je n'écris plus pour me souvenir. Je ne sais pas pourquoi je viens chaque jour m'asseoir ici à la place de Carl."

Une femme marche dans les pas d'une autre. Elle écrit. L'homme qu'elles ont aimé les rassemble. Elle le dit dans l'irrésolu souvenir de son regard et de ses gestes. Et dans l'énigme du manuscrit qu'il a laissé.
Premier mouvement.
Un homme s'avance dans les traces de son passé. Il vit dans l'étrange lacune de ce qui lui a échappé. Deux femmes croisent son regard et sa vie.
Deuxième moment.
Un être s'approche de la maison où ont vécu cet homme et ces femmes. Et où se trouve caché le manuscrit. Dans le dernier enchaînement de ces récits, le temps du livre est suspendu.
Un triptyque aux transpositions subtiles et à l'harmonie remarquable, dans lequel paraît une quête de l'existence. L'écriture qui la conduit, sobre, exigeante et sans faille, emmène une méditation sur le mystère de nos solitudes et de nos silences. Par quoi la littérature s'accomplit.

Jean-Dominique Humbert


Bernard Campiche Editeur, 1993
280 pages


Sélection Lettres frontière 1994

Traduction allemande sous le titre de Das Manuskript