"Quand je l'ai vue pour la première fois, j'étais assis en classe. Je regardais, par la fenêtre, les pavés, les arbres alignés devant le mur, la façade de l'ancien bâtiment. Ils ont traversé la cour, un petit groupe, sa mère et le directeur de l'école qui parlaient, courbés sous la pluie, entre eux Léa. Ils ont passé très vite, mais elle s'est attardée, elle a levé son visage vers nous.
On t'a parlé d'elle et de nos rencontres. Tu n'as pas compris. Moi non plus, quand elle n'est pas là, je ne comprends pas. C'est à cause de son visage. Pourtant, si je ferme les yeux, c'est le tien que je retrouve dans ses moindres détails. Le sien ne se précise que sous mon regard, quand je me penche sur lui comme sur le vide ou plutôt comme sur un miroir. Imagine que tu te regardes dans un miroir. Ton reflet est là, devant toi, lisse, impénétrable. Tu portes les mains à ton front, à tes joues. Tu sens la peau sous tes mains, sous la peau tes os. Tu t'arrêtes là, tu te détournes, tu ne désires rien savoir de plus. Ou tu te penches davantage. Tu t'approches et ton reflet se disperse. L'eau du miroir se trouble quand on l'effleure. C'est une eau lourde, dans laquelle tu t'enfonces lentement, dans laquelle respire, roulée sur elle-même et brusquement se tord, se déplie, s'enroule autour de tes pensées, de ta volonté, une bête souple et forte qui t'entraîne et te retient dans le fond du miroir où ton image est méconnaissable et pourtant tu le sais que c'est toi aussi."

Composé de sept nouvelles, De l'autre côté s'attache à ces instants où l'ordonnance toujours fragile d'une existence se défait brusquement, où il suffit d'un faux pas, d'une très légère perte d'équilibre pour l'arracher au cadre rassurant de la vie quotidienne. Le recueil est dominé par une nouvelle de 70 pages, De l'autre côté, qui décrit sobrement la terrible relation entre deux femmes : une mère et l'automobiliste ayant accidentellement provoqué la mort de sa fille. Une écriture superbe, feutrée et précise, sans aucun lyrisme.
Avec Les Routes Blanches , Sylviane Chatelain se profilait déjà comme une nouvelliste hors pair. Ce deuxième recueil l'impose comme l'une des meilleures de Suisse romande. Et son tout dernier ouvrage, L'Etrangere , confirme sa place dans la littérature Suisse romande.

Bernard Campiche Editeur, 1990

Sept nouvelles
150 pages


Prix Schiller 1991