"Quand je l'ai vue pour la première fois, j'étais assis en classe.
Je regardais, par la fenêtre, les pavés, les arbres alignés devant
le mur, la façade de l'ancien bâtiment. Ils ont traversé la cour,
un petit groupe, sa mère et le directeur de l'école qui parlaient,
courbés sous la pluie, entre eux Léa. Ils ont passé très vite, mais
elle s'est attardée, elle a levé son visage vers nous.
On t'a parlé d'elle et de nos rencontres. Tu n'as pas compris.
Moi non plus, quand elle n'est pas là, je ne comprends pas. C'est à
cause de son visage. Pourtant, si je ferme les yeux, c'est le
tien que je retrouve dans ses moindres détails. Le sien ne se précise
que sous mon regard, quand je me penche sur lui comme sur le vide ou
plutôt comme sur un miroir. Imagine que tu te regardes dans un miroir.
Ton reflet est là, devant toi, lisse, impénétrable. Tu portes les mains
à ton front, à tes joues. Tu sens la peau sous tes mains, sous la peau
tes os. Tu t'arrêtes là, tu te détournes, tu ne désires rien savoir de
plus. Ou tu te penches davantage. Tu t'approches et ton reflet se disperse.
L'eau du miroir se trouble quand on l'effleure. C'est une eau lourde,
dans laquelle tu t'enfonces lentement, dans laquelle respire, roulée
sur elle-même et brusquement se tord, se déplie, s'enroule autour de
tes pensées, de ta volonté, une bête souple et forte qui t'entraîne et te
retient dans le fond du miroir où ton image est méconnaissable et
pourtant tu le sais que c'est toi aussi."
Bernard Campiche Editeur, 1990
Sept nouvelles
150 pages
Prix Schiller 1991